Le comte d'Antraigues, 1776

Emmanuel Henri Louis Alexandre de Launay, comte d'Antraigues, was introduced to Voltaire by Carl Henrich, baron de Gleichen. In addition to the patriarche, he also encountered the famous doctor Tissot and the actor Lekain at Ferney.

This account, extracted from d'Antraigues's unpublished memoirs, Mes soliloques, was published by Colin Duckworth, "Voltaire at Ferney: an unpublished description", Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 174 (1978), pp. 61-67.


Le baron instruit de mes projets m'apprit que Tissot était chés mr de Voltaire dans son château de Ferney et il m'offrit de m'i conduire, ce que je refusai nettement. Quelque estime que m'inspirait les talens uniques de cet écrivain si célèbre et si digne de l'être j'ai toujours méprisé sa personne. Sa haine pour Rousseau m'a toujours éloigné de lui, ses basses jalousies, ses grossières vengeances me forçaient sincèrement à distinguer l'homme de ses oeuvres littéraires, et autant j'admirais ses ouvrages autant j'en détestais l'auteur. D'ailleurs cet homme retiré dans sa solitude, obsédé par cette foule de mauvais poètes, de littérateurs médiocres qui croiaient en l'approchant recevoir les émanations de son génie était dévoré d'humeur et de soucis. Chaque visite nouvelle l'irritait àmoins que l'éclat du nom de celui qui désirait le voir ne flatât son amour propre. N'aiant donc aucun des avantages qui prometaient une bonne réception je m'obstinais à ne point aller à Ferney. Le baron [de Gleichen], ami de Voltaire depuis vint ans, fixé, à Geneve depuis 6 mois, en requit de moi cette déférence. Il devint si pressant que je ne pus refuser sans lui déplaire. Je me rendis donc à la condition qu'il préviendrait mr de Voltaire de mon arrivée et que sur sa réponse que je lirais je l'y suivrais si [elle] était favorable.

Le baron envoia à Ferney son écuier le même jour. Je ne lus point sa letre, la réponse de Voltaire fut, "si celui que vous devés conduire à Ferney est vostre élève, s'il est devenu vostre ami, il trouvera un vieux solitaire qui l'aime déjà beaucoup sans le connâître, mais pourquoi m'écouterait-il avec attention? Je ne lui répéterai que les leçons de son maitre. Venés déjeuner demain avec lui chés le vieillard de Ferney".

C'est ainsi que je fus admis auprès de ce dictateur littéraire. Je fus frappé de sa phisionomie. Son visage pâle, décharné, sillonné par les rides de l' âge annonçait la décrépitude, mais ses yeux, ses yeux pleins de vie et de chaleur animaient encore toute sa personne du feu de la jeunesse. Son âme se peignait dans ses regards et son génie prêt à s'éteindre semblait par un dernier effort s'épuiser tout entier. Assis dans un lit entouré de papiers et de livres, la tête couverte d'un bonnet de velours noir ce grand homme en descendant au tombeau s'entourait encore de tout ce qui fit le charme de sa vie. Son infatigable activité ne l'abandonnait point, il écrivait sans cesse et son esprit inépuisable conservait malgré les glaces de l'âge toutes ses grâces et ses fleurs. Dans sa chambre étaient au moment où j'i fus admis mde Denis sa nièce, Tissot et le père Adam que depuis il chassa avec autant d'indécence que de cruauté. Voltaire me reçut avec bonté et aménité et pendant une heure il causa avec nous et fut d'une gaieté charmante. Nous nous retirâmes ensuite chés le baron de Gleichen qui me présenta à Tissot. Ce médecin suisse a un abord repoussant, son air froid encourage peu les malades et sa réserve n'est pas faite pour leur inspirer la confiance. Il exigea de moi l'aveu le plus précis de toutes mes actions. Je fus exact et ne cachai rien. Alors à cet air sombre succéda le plus tendre intérêt. Il me rendit un service que jamais je n'oublierai. Il me parla avec franchise. "Vous êtes très mal", me dit il, "comtés peu sur les remèdes et beaucoup sur vostre jeunesse. Je vous examinerai soigneusement et si vostre poitrine est intacte je vous guérirai". Ce docteur devait rester encore cinq jours chés mr de Voltaire et je me déterminai à ne partir qu'avec lui. Tout ce tems fut agréablement emploié à écouter ce[t] homme rare. Il avait des accès d'humeur insuportables et une vanité si puérile qu'elle inspirait presque du mépris, mais ces vices était rachetés par quelques heures de gaieté et il faut en convenir il n'existe plus dans l'univers un mortel aussi aimable que Voltaire en bonne humeur. Ses éloges étaient flateurs parcequ'il les appuiait sur une apparence de vérité et saisissait avec sagacité l'occasion de faire valoir ce qu'il aimait. Sa critique pleine de sel et de charmes marquait chaque ridicule d'une empreinte inéfaçable. Tissot partit et je le suivis mais Voltaire et le baron me firent prometre de revenir dans un mois passer 15 jours à Ferney et Tissot assura que si ses conjectures étaient vraies il me reverrait en bien meilleur état que celui où j'étais alors [. . .]

Nous nous connaissions depuis 15 jours et obligé de me rendre à Ferney je proposai à la princesse d'être du voiage, ce qu'elle accepta. Mr de Voltaire la reçut de manière à me convaincre que ce grand homme avait sçu l'aprétier. Il m'accueillit aussi avec bonté et je retrouvai le baron de Gleichen qui seul eût suffi pour me rendre agréable le séjour de Ferney. La vue de la princesse rendit à Voltaire toute la gaieté de ses jeunes ans. Je doute qu'il ait jamais en aucun tems de sa vie paru plus aimable qu'il le fut auprès d'elle. Il voulait convertir la princesse et un tel [illegible] devait faire des prosélites, il n'eut cependant aucun succès. Mde Potoska dédaignait tous les préjugés divers qui gouvernent la terre et avait peutêtre [] trop fortement le joug des opinions humaines puisqu'elle était devenue athée non par un libertinage d'esprit trop commun en ce siècle mais par la force même de sa raison qui ne se rendait qu'à l'évidence, ne trouvant point l'existence de dieu démontrée elle L'avait rejettée. Je rens justice à Voltaire, il n'est aucun raisonement qu'il n'emploia pour la ramener mais l'assentiment intérieur manquait à la princesse, et souvent convaincue jamais elle ne fut persuadée. Si ce défi de la raison peut obtenir grâce à tes yeux, être suprême, être bon et bienfaisant, sans doute ta clémence lui pardonnera cette erreur. Eh quel besoin cette âme élevée a-t'elle d'une croiance si douce ou si redoutable pour le reste des mortels? Son coeur n'a pas besoin de ces encouragements par l'espoir pour bien faire, et tes récompenses sont vaines pour celle qui est privée de ses bienfaits par le charme exquis de faire des heureux. Voltaire ne réussit donc point à la rendre déiste, mais il réussit aisément à nous rendre son château très agréable. Pour ajouter de nouveaux plaisirs à ceux qu'il fesait naitre Lekain arriva de Paris. Il reconnut son écolier et Voltaire instruit par lui que je déclamais voulut me voir jouer Tancrede. La princesse joua Amenaïde et bien qu'elle eût peu d'usage du théâtre Lekain fut satisfait de son jeu. Pour moi si le désir donne le talent sans doute je rendis bien mon rolle. Voltaire me combla de caresses et d'éloges. Pour Lekain il en fut plus sobre et me fit remarquer quelques fautes, échapées à mon organe dans le feu de la déclamation. Je jouai dans Adelaïde Duguesclin et enfin dans Brutus. Pour cette fois j'eus lieu de me croire un vrai talent, au moins en reçuje l'assurance de la bouche de Voltaire et de Lekain. Il fallut cependant m'arrêter, j'étais épuisé de fatigue et ces violents exercices eussent bientôt détruit ma santé. Déjà trois semaines s'étaient écoulées, Tissot me rappellait à Lausanne et je voiais à regret qu'il fallait quitter Ferney. Une discussion assés vive que le baron fit naître entre mr de Voltaire et moi pensa abréger encore le peu de tems que je comtais y rester. Le baron pour épicer Voltaire imagina de lui aprendre que j'aimais et étais aimé de J.J. Rousseau, il l'assura que j'étais pénétré d'admiration pour ses oeuvres et de respect pour sa personne et l'engagea en conséquence à s'égaier un peu sur son comte, de m'animer et de voir si je supporterais ses sarcasmes sans impatience. En effet un matin que nous déjeunions autour de son lit mr de Voltaire qui haïssait Rousseau et dont le vice favori fut toujours la plus basse jalousie, ramena adroitement la conversation sur son comte, et se permit plusieurs invectives. Je ne crus pas qu'il convînt à un jeune homme de heurter l'opinion de mr de Voltaire et je gardai le silence. Quand il s'apper,cut que ses plaisanteries tombaient sans rejaillir, il s'adressa à moi. "Eh bien mr", me dit il, "on m'a cependant assuré que ce misérable irait en Languedoc, mais on en a menti. Ceux qui brûlèrent les Albigeois ne recevraient pas un pareil homme". A ce mot la fureur me saisit, mais la réprimant, "Quoi mr", lui dije, "vous qui savez les opinions du siècle présent et aprendrés à la postérité ce que nous fûmes vous connaissés bien mal une des plus grandes provinces de France. Sachés que les Languedociens ne brûlent personne et que vous, vous mr de Voltaire pouriés passer en Languedoc sans craindre ce suplice".

A peine euje proféré ces mots que ce grand homme devint un mortel ordinaire, blessé à l'improviste il ne put contenir sa douleur. Il me dit des injures que je repoussai avec autant d'énergie qu'il me fut possible et me levant sur le champ je sortis pour faire metre des chevaux à mon carrosse et retourner à Lausanne. La princesse était interdite. Le baron, plus au fait du caractère de Voltaire, riait de tout son coeur et me suivait en me criant que j'étais sot. Cependant voiant que je voulais partir il se fit donner la clef des écuries et me laissa sortir dans la cour. Jusques au dîner je restai dans ma chambre. Alors mde Denis vint me chercher de la part de son oncle. Une plus longue bouderie eût été ridicule. Je m'exécutai de bonne grâce et descendis. Voltaire me reçut avec beau coup de gaieté. "Ma foi", me dit il, "vous êtes jeune et m'avés rajeuni, oublions le passé". Il n'en fut plus question. L'après dîner la princesse qui se proposait de revenir avec moi à Lausanne choisit un volume dans la bibliothèque et le demanda à Voltaire. Il était chargé de notes de sa main. Voltaire lui l'offrit en lui disant, "Princesse choisissés ici ce qui peut vous plaire, je vous le donne". "Eh bien", s'écria la princesse avec feu, "je prens ce que dieu n'a créé que pour vous" et jettant le livre elle saisit sa plume. Ce trait charmant enchanta Voltaire. Il croiait que j'étais son amant et pour lui faire connaître son opinion il s'avisa après souper de la prier de chanter un air polonais, ce qu'elle fit aussitôt. Il lui dit

quel plaisir je trouve à l'entendre,
quel bonheur j'éprouve à la voir,
dans ses beaux yeux amour mit son pouvoir.
Même on m'a dit qu'il lui fit un coeur tendre,
j'arrivai hélas trop tard pour y prétendre,
à tems du moins pour l'aimer sans espoir.

Ils furent bientôt répandus et ont paru imprimés sous un autre nom que celui pour lequel ils furent composés.

Tissot cependant me rappellait, il fallait songer au départ. Je quittai avec regret le baron de Gleichen que je ne devais plus revoir. Il mourut peu après. Cet homme rare était né I9 siècles trop tard. A côté de Caton il eût été à sa place, mais en ce siècle abject ses vertus qui l'eussent rendu immortel à Rome ont fait tous les malheurs de sa vie.

Mr de Voltaire me combla de caresses. En nous séparant il me fit prometre de revenir à Ferney. Les circonstances m'en ont toujours éloigné. Je fus tenté d'aller le voir à Paris, deux mois avant sa mort mais alors sa maison, remplie d'auteurs, d'académiciens, de fammes prétentieuses et de grands seigneurs hommes de letres n'était plus faite pour moi.


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