Since these excerpts were printed in the Mémoires secrets, Moultou's letters played an important part in spreading news about happenings at Ferney and in fabricating a certain image of the patriarche. Our text is taken from the Besterman edition of Voltaire's correspondence.
- 8 December 1774 -- Voltaire's habits and his library; building activity in the village
- 1 September 1775 -- building in the village, and the watch trade
- 30 October 1776 -- physical description of Voltaire; dismissal of the père Adam
- 4 November 1776 -- Voltaire reluctant to receive visitors
- 27 November 1776 -- dismissal of père Adam
- 5 June 1777 -- Voltaire jokes about the inscription on the chapel
- 10 June 1777 -- generosity of Voltaire; witticisms
- 20 July 1777 -- Voltaire spurned by "M. Falkenstein"; development of Versoix halted
- 23 July 1777 -- more on the emperor
- 1 September 1777 -- Voltaire's ceremonial walks in the garden to let visitors see him
- 4 October 1777 -- dinner with Voltaire, his conversation
Ferney, 8 décembre 1774M. de Voltaire est un homme si illustre que tout en est intéressant. Je vais donc entrer dans des détails qui paraîtraient minutieux en tout autre cas. Sa vie ordinaire est de rester dans son lit jusqu'à midi. Il se lève & reçoit du monde jusqu'à deux heures, ou travaille. Il va se promener en carrosse jusqu'à quatre, dans ses bois ou à la campagne, avec son secrétaire, & presque toujours sans autre compagnie. Il ne dîne point, prend du café ou du chocolat. Il travaille jusqu'à huit, & se montre alors pour souper, quand sa santé le lui permet. On remarque depuis cet automne qu'elle est bien chancelante, qu'elle varie d'un jour à l'autre; qu'il est si faible à certains jours, qu'il est hors d'état de paraître, ce que le lendemain on ne s'en aperçoit plus. Il est d'une gaieté charmante. J'ai visité & compté sa bibliothèque: elle est de 6210 volumes. Il y en a beaucoup de médiocres, surtout en fait d'histoire. Il n'y a pas 30 volumes de romans: mais presque tous ces livres sont précieux par les notes dont m. de Voltaire les a chargés. Il a 150000 livres de rentes, dont une grande partie gagnée sur les vaisseaux. La dépense de sa maison se monte à 40000 livres environ: on en met 20000 livres pour le gaspillage, les incidents &c. Restent 90000 livres, qu'il amasse ou place. Il fait bâtir beaucoup de maisons, qu'il loue à deux & demi pour cent. Il commande une maison à son maçon, comme un autre commanderait une paire de souliers à son cordonnier. Il a grande envie que Ferney devienne considérable: il secourt les habitants & leur fait tout le bien possible. En général c'est lui qui se mêle de toute l'administration exté rieure & intérieure de son bien. Mad. Denis n'y a rien à voir & ne s'en mêle aucunement. J'ai visité l'église, & le tombeau de ce philosophe, qui est dans le cimetière attenant l'église, de pierre de taille & simple.
1 septembre [1775]
M. de Voltaire continue à s'occuper infatigablement de tout ce qui peut contribuer à agrandir, améliorer ce petit endroit, & le rendre plus florissant. Il profite de son crédit sur l'esprit du nouveau ministère pour réussir; & il vient d'obtenir tout récémment une foire & un marché public. Il fait bâtir actuellement 18 maisons; ce qui fera le nombre de cent environ. Pour lui plaire diffé rentes personnes s'empressent de les acheter. Mad. de Saint-Julien, la femme du receveur général du clergé, s'étant trouvée ici, en a pris une. On dit que m. de Chabanon en prend une autre; m. Hénin, le résident français à Genève, une troisième, &c. Le marché n'est point onéreux; m. de Voltaire les vend à rentes viagères sur sa tête & sur celle de mad. Denis. Quant à la sienne octogénaire, on sent que c'est une condition fort douce: la nièce est plus que sexagénaire, d'ailleurs elle se porte mal, &c.
Le commerce des montres va de mieux en mieux, & m. de Voltaire travaille à l'obtenir absolument libre. Il profite de l'amitié de m. d'Oigny, l'intendant actuel des postes, qui lui a permis de les faire passer à Paris sous son couvert; ce qui les rend à bien meilleur compte, & ne peut qu'en augmenter le débit.
Outre l'utile, le philosophe de Ferney n'oublie pas l'agréable. On travaille à une salle de comédies & à un théâtre public; ce qui va bientôt nous procurer des plaisirs qui amèneront les tristes habitants de Geneve & feront crier les ministres.
[30 October 1776]
Le patron se porte toujours à merveille pour son âge; il lit sans lunettes l'impression la plus fine; il a l'oreille un peu dure, en sorte que lorsqu'on fait quelque bruit, il est obligé de faire répéter, ce qui le fâche; car, quoiqu'il dise depuis vingt ans qu'il perd les yeux & les oreilles, il ne voudrait pas qu'on s'en aperçût. C'est cette envie de paraître & de briller toujours qui fait qu'il n'aime pas à se trouver & à manger en grande compagnie; le babil des femmes surtout l'incommode, & leur conversation frivole & décousue l'ennuie. Il ne voit point de médecin; quand sa santé l'inquiète, il consulte ses livres. Il continue à se purger trois fois par semaine avec de la casse; il ne va à la garderobe que de cette manière. Il reste la plus grande partie de la journée au lit; il mange quelque chose quand il en a envie; il paraît le soir & soupe, mais pas toujours. Quelquefois sa casse le tracasse, & il se tranquillise. Il ne s'est pas beaucoup promené depuis que je suis ici. Il reste souvent en robe-de-chambre, mais il fait régulièrement chaque jour sa toilette de propreté, & les ablutions les plus secrètes, comme s'il attendait pour le soir quelque bonne fortune. Quand il s'habille, c'est ordinairement avec magnificence & sans goût; il met des vête ments qui ne peuvent aller ensemble; il a l'air d'un vrai vendeur d'orviétan.
Je n'ai plus trouvé le pere Adam chez lui; il l'a renvoyé, & lui fait une modique pension dans le voisinage où il demeure. Ce jésuite lui servait à faire sa partie aux échecs, & à feuilleter des livres pour des recherches dont avait besoin ce fécond écrivain. L'âge & les infirmités l'ont rendu impropre à ces fonctions. M. de Voltaire compare les hommes à des oranges, qu'on serre fortement pour en exprimer le jus, & dont on jette le marc ensuite comme inutile: pensée plus digne de Machiavel que de l'apôtre de l'humanité.
Il a décidément donné Ferney à mad. Denis, sa nièce. Il continue à augmenter ce lieu; il y a dépensé peut être cent mille francs cette année en maisons. Le théâtre est charmant, avec toutes les commodités possibles pour les acteurs & actrices.
Je juge que m. de Voltaire est fort mal servi par ses correspondants de Paris, puisqu'il ignorait même l'existence de la Fou..... Je suis le premier qui lui ait parlé de ce livre. Sa première question a été, y suis-je? Je lui ai répondu que nom, mais bien Rousseau. Ce qui l'a affligé, car il veut qu'on parle de luit même en mal.
[4 November I776]
J'ai oublié, en vous parlant du physique de m. de Voltaire, de vous dire une particularité que tout le monde aurait pu remarquer, & dont personne, que je sache, n'a encore fait mention: c'est qu'il n'a point de barbe; du moins il en a si peu qu'il ne se fait jamais raser. On voit sur sa cheminée trois ou quatre paires de petites pinces épilatoires, avec lesquelles il se joue, & s'arrache de temps en temps quelque poil en causant avec l'un & l'autre.
Vous vous imaginez mal à propos qu'il voit beaucoup de monde: on ne vient presque plus le visiter; il a tant d'humeur depuis quelque temps? qu'il ne se montre pas à qui veut le voir, & qu'on est souvent plusieurs jours avant de pouvoir en jouir. Il y a cependant toujours la table des étrangers; on appelle ainsi parce que le maître mangeant séparément, mad. Denis aussi depuis qu'elle est obligée de vivre de régime, cette table régulièrement servie ne sert en effet qu'aux allants & venants: & comme ils sont en petit nombre, il n'y a quelque fois personne à cette troisième table, bonne & bien fournie.
La porte de l'appartement de m. de Voltaire est toujours fermée, les fidèles entrent par les gardes-robes. On m'a raconté que le fils de m. le Clerc, l'ancien premier commis de trésor royal, ayant attendu quelques jours avant de jouir de la présence du philosophe de Ferney, celui-ci lui avait enfin donné rendez vous dans son jardin, mais que lui ayant démandé son nom, il l'avait rudement gourmandé d'en porter un pareil, & l'avait quitté après ce compliment. Je ne sais cette anecdote que par tradition; mais j'ai été témoin de la réception d'une milady, à laquelle, après beaucoup de difficultés, le vieux malade se montra enfin, en lui disant qu'il sortait de son tombeau pour elle: c'est tout ce qu'elle en eut; il ne tarda pas à se retirer. La veille de la saint François dernière, plusieurs dames du voisinage étaient venues avec des bouquets pour lui souhaiter la bonne fête; on attendait dans le salon qu'il parût: il vint, disant d'une voix sépulcrale: je suis mort! Il effraya tellement tout le monde, que personne ne lui fit de compliment.
Il nie constamment être l'auteur du commentaire sur les ourages de l'auteur le la Henriale. Monsieur de Florian, son neveu, étant venu lui dire qu'un grand seigneur lui avait écrit pour savoir au juste ce qui en était: 'Quelle pauvreté!' s'écria monsieur de Voltaire: 'est-ce que je serais un homme à me louer ainsi moi-même?' Le vrai est que l'ouvrage est de monsieur de Morzan, ce fils du Richard Durcy d'Harnoncourt père de madame de Sauvigny. Après avoir fait beaucoup de sottises & avoir été déshérité par son pere, il est maitre d'école dans ces cantons, & a gagné quelque argent à ce commentaire, dont le patron lui a fourni cependant les anecdotes & le style: c'est le couteau de Matignon.
[27 November 1776]
Malgré toutes mes recherches, je n'ai pu découvrir le motif du renvoi du père Adam: je soupçonne que c'est la suite de ses tracasseries avec les domestiques, & surtout avec la Barbara, gouvernante du vieux solitaire, avec laquelle il jase tous les matins de l'intérieur de son ménage, lorsqu'elle lui porte sa chemise; car il faut que vous sachiez que c'est lui qui fait toutes les dépenses. Il n'a point fait de pension au jésuite, même modique, & lui a donné seulement dix louis en l'expulsant. Au reste, depuis longtemps il n'était plus propre à l'amuser, & m. de Voltaire avait renoncé à jouer aux échecs. Le père Adam s'est retiré chez un curé du voisinage, où il ne pourra même profiter du petit bénéfice de dire la messe, son séjour chez m. de Voltaire lui ayant valu l'interdiction de la part de l'évêque d'Annecy, ce fanatique, le plus cruel ennemi du philosophe.
P. S. Je le crois occupé à faire encore une tragédie.
Ferney, du 5 juin [July 1777]
Nous sommes arrivés ici à notre retour d'Italie: nous avons eu le bonheur d'en voir le seigneur, & nous en avons été d'autant plus flattés qu'il devient très sauvage, & que nous avions rencontré dans notre route plusieurs grands & notables personnages qu'il avait refusés. Il a passé la journée entière avec nous. L'endroit de sa terre qu'il nous a montré avec le plus de complaisance, c'est l'église. On lit en haut, en lettres d'or: Deo erexit Voltaire. L'abbé de Lille s'écria: 'Voilà un beau mot entre deux grands noms! mais est ce le terme propre', ajouta-t-il riant? 'Ne faudrait il pas Dicavit, sacravit?' 'Non, non', répondit le patron. Fanfaronnade de vieillard. Il nous fit observer son tombeau, à moitié dans l'église & à moitié dans le cimetière: 'Les malins', continua-t-il, 'diront que je ne suis ni dehors ni dedans.' La religion l'occupe toujours beaucoup. En gémissant sur la petitesse de ce lieu saint, il dit: 'Je vois avec douleur aux grandes fêtes qu'il ne peut contenir tout le sacré troupeau; mais il n'y avait que 50 habitants dans ce village quand j'y suis venu, & il y en a 1200 aujourd'hui. Je laisse à la piété de mad. Denis à faire une autre église.' En parlant de Rome, il nous demanda si cette belle basilique de Saint-Pierre était toujours bien ferme sur ses fondements? Sur ce que nous lui dimes que oui, il s'écria: 'Tantpis!'
Ferney, le 10 juin [July 1777]
. . . Pour vous continuer notre relation, nous vous ajouterons que monsieur de Voltaire, devant toujours exercer sa bienfaisance envers quelqu'un, n'ayant plus le père Adam, & étant brouillé avec madame Dupuy, ci-devant mademoiselle Corneille, a pris chez lui mademoiselle de Varicourt, fille de condition, dont le père est officier des gardes du corps, très pauvre est chargé d'une nombreuse famille. Il l'a couchée sur son testament, & l'aurait voulu marier à son neveu, monsieur de Florian. C'est une fille aimable, jeune, pleine de grâces & d'esprit. Elle est en embonpoint, & c'est quelque chose de charmant de voir avec quelle paillardise le vieillard de Ferney qui prend, lui serre amoureusement & souvent ses bras charnus.
Il ne faut pas vous omettre que dans notre conversation nous fûmes supris de le voir s'exprimer en termes injurieux sur le parlement Maupeou, qu'il a tant prôné; mais nous avions avec nous un conseiller du parlement actuel, & nous admirâmes sa politique.
Du reste, on nous a rapporté deux bons mots de cet aimable Anacréon, qu'on nous a donnés pour récents, & qui vous prouveront que son attaque d'apoplexie, qui ne consistait que dans des étourdissements violents, n'a pas affaibli la pointe de son esprit. Madame Paulze, femme d'un fermier général, venue dans ces cantons où elle a une terre, a désiré voir monsieur de Voltaire; mais sachant la difficulté d'être introduite, elle l'a fait prévenir de son envie; & pour se donner plus d'importance auprès de lui, a fait dire qu'elle était nièce l'abbé Terray. A ce mot de Terray, frémissant de tout son corps, il a répondu: 'Dites à mad. la Paulze, qu'il ne me reste plus qu'une dent; & que je la garde contre son oncle.'
Un autre particulier, l'abbé Coyer, dit on, ayant très indiscrètement témoigné son désir de rester chez m. de Voltaire, & d'y passer six semaines; celui-ci l'ayant su, lui dit avec gaieté: 'Vous ne voulez pas ressembler à dom Quichotte; il prenait toutes les auberges pour des châteaux, & vous prenez les châteaux pour des auberges.'
20 juillet [1777]
. . . M. de Voltaire est dans un chagrin d'autant plus sensible, que son amour propre est blessé au vif. Il avait fait les plus superbes préparatifs dans l'espoir que le comte de Falkenstein viendrait le visiter; il avait rassemblé autour de lui tous ses amis des environs pour grossir sa cour; il avait composé des vers que devait débiter à l'illustre étranger, mlle de Varicourt. Tous ces soins ont été inutiles. Le prince n'a pas daigné le voir, ni son château, ni son village; il n'a demandé aucune de ses nouvelles; il s'est cependant arrêté à Genève; & par une affectation encore plus cruelle est allé à Versoy, & a parcouru en détail & avec attention ce lieu, non moins aflligeant pour le seigneur de Ferney. Vous savez que m. de Choiseul, avait entrepris de le former en ville, & d'y creuser un bassin. Depuis sa disgrâce, les travaux avaient été suspendus. Mais comme il coûtait beaucoup en frais de l'administration qu'on avait commencé d'y établir, & qu'on avait calculé qu'avec cet argent on aurait fini le projet, on avait recommencé: il en a résulté déjà des émigrations & Ferney se serait dépeuplé si cela avait duré. Le canton de Berne a heureusement fait des représentations contre ce port, qui lui serait nuisible. On assure donc que l'on va de nouveau abandonner l'ouvrage, & que monsieur de Vergennes l'a promis au canton réclamant. Ceci calme un peu les tourments du patron; mais l'empereur brûler son hermitage avec un mépris aussi marqué, il ne peut digérer cet affront.
Ferney, 23 juillet [1777]
. . . Le vieux malade n'a pu aller au devant de l'empereur à son passage, & la familiarité républicaine de quelques Genevois, habitants de Ferney, n'a pas disposé sa majesté à faire les avances. Deux seigneurs ouvriers en horlogerie s'avisèrent de se faire députer de la colonie, & allèrent arrêter le carrosse du prince. L'un d'eux monta sur le marche-pied qui tient au brancard, & demanda si le comte de Falkenstein n'était pas là? d'où il venait & où il allait? L'empereur, un peu étonné, lui répondit qu'on ne lui avait jamais fait de pareilles questions en France. Cet excès d'impertinence le dégoûta de Ferney & avec beaucoup de raison....
Genève, 1 septembre [1777]
. . . Nous avons été ces jours-ci chez le philosophe de Ferney. Mad. Denis, sa nièe, nous a très bien accueillis, mais elle n'a pu nous promettre de nous procurer une conversation avec son oncle. Elle a cependant bien voulu lui faire dire que des milords anglais souhaiteraient le saluer. Il s'est excusé sur sa santé, à l'ordinaire, & nous avons été obligés de nous conformer à l'étiquette qu'il a établie depuis quelque temps pour satisfaire notre curiosité; car son amour propre est très flatté de l'empressement du public. Mais cependant il ne veut pas perdre son temps en visites oiseuses, ou en pourparlers qui l'ennuieraient. A une heure indiquée il sort de son cabinet d'étude, & passe par son salon pour se rendre à la promenade. C'est là qu'on se tient sur son passage comme sur celui d'un souverain, pour le contempler un instant. Plusieurs carrossées entrèrent après nous, & il se forma une haie à travers de laquelle il s'avança en effet. Nous admirâmes son air droit & bien portant. Il avait un habit, veste & culotte de velours ciselé, & des bas blancs. Comme il savait d'avance que des milords avaient voulu le voir, il prit toute la compagnie pour anglaise, & il s'écria dans cette langue: Vous voyez un pauvre homme! Puis, parlant à l'oreille d'un petit enfant, il lui dit: Vous serez quelque jour un Marlboroug; pour moi je ne suis qu'un chien de Français.